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De l'espace, et du temps, une méditation politique avec le Pape François.

Le 3 mars 2016, des membres d’Esprit Civique, sur une proposition de Dominique Potier, se sont joints au petit groupe de Français engagés que recevait le Pape François. Ph. Segretain avait publié sur le site d’Esprit Civique son retour sur cette exceptionnelle rencontre. Nous vous proposons de le retrouver.

C'est Jacques Maritain qui a acquis pour la France la Villa Bonaparte, ambassade de France auprès du Saint-Siège. Une manière de rappeler à la délégation venue y préparer sa rencontre avec le Pape que le travail sur le lien entre le spirituel et le politique est une constante dans la philosophie et l'action citoyenne françaises. Cette ambassade fut aussi la base arrière des Pères conciliaires français : la République sait aussi accueillir l'Église.

Sur une initiative heureuse de Philippe de Roux, le Pape avait accepté de recevoir les Poissons Roses. Ils ont proposé à Esprit Civique de se joindre à eux : trois parlementaires, Dominique Potier, Monique Rabin et Bruno Nestor Azérot ont donc conduit une délégation forte également de la présence du Président des Semaines Sociales de France, Jérôme Vignon. Une équipe qui, dans la diversité des âges et des engagements politiques ou sociaux représentés, a préparé dans une attente enthousiaste cette rencontre du Pape François, opportunité qualifiée d'exceptionnelle par les connaisseurs.

Exceptionnelle, elle le fut par sa durée, par la simplicité et par la qualité du dialogue, ce qui est une première leçon de comportement politique : la responsabilité, fût-elle immense, peut se conjuguer avec l'attention à chacun, l'absence de tout protocole, et le rire partagé, celui qui dit la vérité de l'échange.

Nous nous sommes présentés en rappelant le personnalisme qui nous réunit et nous nourrit. Le Pape François a noté ces références dans le propos de Dominique Potier et dit l'importance pour lui du rapport au visage de l'autre chez Emmanuel Levinas. Mais c’est par une autre évocation du proche et du lointain que François a entamé cette méditation ponctuée de nos questions : la périphérie, celle qui fonde un regard critique sur ceux qui se prétendent au centre.

  • Périphérie sociale, c'est le visage de l'exclu que Levinas nous demande de recevoir.
  • Périphérie spirituelle : François ose : "Je comprends mieux ma foi depuis la périphérie." Quelle leçon pour ceux qui seraient encore tentés par la facilité de l'idéologie, ce poison politique qui aliène notre liberté !
  • Périphérie géographique : vue depuis l'Argentine et les pays du sud, l’Europe a perdu son dynamisme ; pour le retrouver, elle doit, et c’était une admonestation politique, travailler ses racines. Elles lui permettront de continuer à recevoir, à s'élargir, et très concrètement à s'élargir au monde arabe. L'Europe a su le faire dans son histoire. Sa diversité ancrée dans ses cultures peut être un exemple pour le monde. Ce monde global ne peut être un cercle respectueux d'un seul paradigme central, mais doit rester un polygone dont chaque angle marque une spécificité.

Le discours prononcé au Parlement à Strasbourg, et ses propos dans le vol de retour de Mexico s'éclairent : François respecte le projet initial européen et se réfère aux pères de l’Europe, mais plus encore, le Pape nous rappelle notre responsabilité : accueillir, nous ouvrir, pour faire de notre diversité assumée un modèle pour le monde.

La suite du propos fut une méditation sur le temps, cette dimension plus importante que l’espace, le temps du chemin à parcourir ensemble. Elle fut ponctuée de silences qui disaient le sérieux du propos, autre leçon de comportement politique, l’inverse de la réactivité de la communication. Elle commença par une affirmation dramatique : la troisième guerre mondiale a commencé, et le commerce des armes qui la nourrit est une image de l'idole Mammon, dont l'immédiate exigence nourrit les inégalités délétères, l'agression contre les plus pauvres. La folie financière décrite comme créatrice d'un état de guerre. Et le Pape rappelle à l'un des plus jeunes d'entre nous que l'engagement politique, cette forme supérieure de la charité, a toute sa nécessité. Cet engagement doit nous permettre de prendre tous les risques pour avancer sur un chemin partagé. La radicalité des propos de François donne la mesure de la responsabilité de ceux qui y trouvent leur inspiration.
C'est François qui a évoqué la laïcité. Une hésitation de traduction, saine laïcité ou sainte laïcité, a alors provoqué une certaine gaieté, car au Vatican au moins ce thème peut être traité paisiblement. François a dit la nécessité de répandre ce modèle, à condition de le débarrasser de toute dérive qui nierait encore la nécessité de la ressource spirituelle pour le monde. Nous n'avons pas relevé son allusion probable à des soubresauts récents. Il a noté notre certitude, et confirmé son appréciation, de la bonne position sur ce thème de l'Église de France. Nous lui avons dit la réception de Laudato Si dans l’ensemble du monde politique, et l’impact de ses paroles dans le champ social, celles qui intègrent la transcendance dans la personne humaine. Cette ressource spirituelle renouvelée, et cette écoute bienveillante, renforcent la nécessité pour nous de travailler à nouveau frais le débat entre démocratie et spiritualité.

La chute de cet entretien permit de lier deux sémantiques bien éloignées, sinon conflictuelles. Comment dit-on miséricorde en termes laïcs ? Comment l'Église et la République peuvent-elles parler à ceux qui souffrent aujourd'hui chez nous, de l'accueil de l'étranger, de l’exclu, du réfugié ? Et l'homme d'Église de nous parler, en père et en mère, du corps. La miséricorde, cette capacité d'accueil au cœur même, in utero.

Membres d'Esprit Civique, nous étions venus écouter une autorité spirituelle pour nourrir la bataille d'idées qui nous anime, mais c'est du corps dont François nous a parlé, celui qui souffre, celui qui accueille. L’engagement politique n’est pas réductible à une négociation du consensus : il est recherche du sens, ce qui suppose d’accepter de perdre quelque chose pour viser le bien commun.

Philippe Segretain
3 mars 2016